Nouvelle : Usage de faux
Philippe bronzait, en caleçon de bain, sur une plage d'Ibiza. Il en avait oublié le nom à peine il l'avait lu. Il était venu pour se détendre, oublier les journées passées sous les néons crachottants, devant son écran. Les journées à faire de la paperasse. Les journées passées à avoir trop chaud ou trop froid, puisque le thermostat de la chaudière était en panne, et que les crédits manquaient pour la faire réparer... Les journées de travail, en fait. Il était en vacances, et pour lui, ca signifiait oublier.
Ou plutôt non, pas oublier. Simplement, enfouir les mauvais souvenirs sous une couche de plaisir, qu'il éroderait en une petite semaine, une fois retourné au boulot. Mais il était là, allongé, presque nu, avec d'autres vacanciers tous possédés de la même envie de changement. Oui, Ibiza, c'était l'endroit révé pour changer de la routine. Il était célibataire, avait l'habitude de faire ses courses, se préparer à manger, faire sa lessive. Ici, l'hotel faisait tout. Il avait l'habitude de la grisaille, du béton, ici c'était le sable, la mer, les palmiers... le béton aussi, d'accord, mais il suffisait de regarder du bon côté, vers l'océan. Il avait l'habitude de ses collègues, qui lui paraissaient fades. Peut-être parce qu'elles étaient toutes habillées pareil. Ici, il voyait de superbes créatures, tout aussi peu vétues que lui, et n'aspirant certainement, elles aussi, qu'à un peu de dépaysement... Oui, Ibiza était l'idéal.
Il arrêta son regard sur une jeune femme, brune, aux cheveux si longs qu'ils tombaient sur ses fesses, athlétique, musclée sans verser dans le culturisme, et à la peau si pâle qu'elle devait certainement venir d'arriver. Il décida qu'elle serait son objectif. Les pétasses siliconées, ca ne l'intéressait pas. Il pouvait en avoir aussi facilement, chez lui, il suffisait de trainer un peu dans les bars, et de leur payer à boire. Au bout de quelques verres, il emportait l'affaire. Non, il voulait du changement.
Il se leva, s'approcha d'elle, décontracté, et engagea la conversation en la prévenant des risques liés au soleil sur des peaux aussi claires. Bon, c'était une approche qui valait ce qu'elle valait, mais ca avait le mérite d'être plus original que de lui demander l'heure. Surtout qu'elle était en maillot, et ne portait pas de montre. C'était un maillot une-pièce, noir, qu'on aurait pu trouver dans une salle de gymnastique, mais qui détonnait au milieu des bikinis (et monokinis) multicolores. Surtout sur sa peau livide...
- Je m'appelle Philippe. Et vous ?
Après une petite hésitation, elle répondit :
- Laure.
- Joli prénom...
- Oui, j'en suis assez fière.
- Je suis en vacances, ici. Et vous ?
- Moi aussi... je suis en vacances.
- Vous avez l'air jeune... Je ne vous donne pas plus de vingt-sept, vingt-huit ans...
- Je ne fais pas mon age.
- Et vous venez d'où ? Moi, je viens de Mantes-la-Jolie, près de Paris.
- Je viens de loin. Vous ne connaissez pas.
- Et vous faites quoi, comme travail ?
- Est-ce important ? Je suis en vacances, ici, et c'est tout ce qui compte... non ?
Il dut bien admettre que oui, et laissa tomber ses questions. Pourtant, il voulait savoir pourquoi elle lui cachait ces informations. Il était curieux, très curieux. Déformation professionelle, sans doute, mais c'était ainsi. Il finirait bien par l'apprendre, sur l'oreiller, ou par un autre moyen. Il finissait toujours par trouver...
Après avoir discuté, nagé, pataugé ensemble toute l'après-midi, elle lui donna rendez-vous le soir, pour aller dîner. Il la retrouva devant la réception. Il avait sorti son costume, pour l'occasion, et elle avait revêtu une robe longue, noire, d'un style hors du commun.Le tissu semblait grossier, elle comportait des manches larges, suffisament longues pour pouvoir y cacher les mains, et pourtant... Bien qu'elle masquât ses formes presque intégralement, son visage était mis en valeur, et il la trouva superbe.
Ils dînerent ensemble, puis dansèrent au son de l'orchestre de l'hotel. Rocks, salsa, tangos, slows, ils essayerent tout, avec plus ou moins de succès, mais se fichant royalement de ce que les autres en pensaient. Puis il partirent ensemble, et leurs ébats durèrent une bonne partie de la nuit. Ils restèrent ensemble toute la semaine. Ils étaient bien, tous les deux, et n'éprouvaient pas le besoin d'aller chercher ailleurs. Il n'obtint cependant aucune confidence sur l'oreiller.
La nuit avant leur départ, il attendit qu'elle s'endorme, et se leva. Il voulait savoir. A la fois pour assouvir sa curiosité, mais aussi parcequ'il commencait à en tomber amoureux. C'était idiot, mais il espérait qu'elle habitait tout près de chez lui, et que leur aventure continuerait après leur retour. Il fouilla dans son sac, s'en voulant tout en ne pouvant pas s'en empêcher. Il finit par trouver son passeport, an nom de Laure Monica, née à La Tombe (77), en 1980. Habitant à Morteau... Le passeport lui semblait bizarre. Plus il le regardait, plus il était convaincu que c'était un faux. Il trouva aussi des billets, de 50 euros. Tous les numéros de série étaient identiques.
Elle lui demanda, du lit :
- Qu'en penses-tu ? Plutôt réussis, non ?
Elle avait donc fait semblant de dormir ?
- Qui es-tu ? Faux passeport, fausse monaie.
- Faux nom et fausse adresse, aussi. En fait, j'ai tout inventé. Tu as aimé le jeu de mots, avec mon nom ?
- Mais c'est trop gros ! Aucun douanier n'aurait dû te laisser passer, avec ca !
- Ici, ils ne comprennent presque pas le Français. Ils n'y ont vu que du feu.
- Mais en France, ils auraient dû s'en appercevoir !
- J'ai mes petits secrets...
Il hésita, mais poursuivit :
- Pourquoi ces faux ?
- Je ne pouvais pas me promener sous mon vrai nom !
- Tu es recherchée ?
- Rarement. On me fuit, le plus souvent.
- Tu ne me diras pas pourquoi ?
- Non.
Leur conversation s'arrêta là. Il avait peur, peur qu'elle ne cherche à le tuer dans son sommeil. On ne sait jamais, maintenant qu'il était au courant... Il était prêt à finir la nuit éveillé, dans le fauteuil, mais elle l'invita au lit d'un geste :
- Puisque tu ne dormiras pas, autant en profiter...
Il se rangea à cet argument, et ils firent l'amour jusqu'au matin. Le sentiment de danger était même excitant. Sûrement épuisant à la longue, mais sur le moment, c'était un peu de piment. Au moment de se quitter, il lui demanda tout de même, plus pour trouver quelque chose à dire :
- Nous reverrons-nous ?
- Oui.
La réponse le surprit, mais il se ressaisit, et demanda :
- Où, quand, comment ?
- Je viendrai te voir. Je sais où te trouver.
Ainsi, elle aussi avait fouillé dans ses affaires... Toute la culpabilité liée à l'examen du sac-à-main s'envola soudain. Il eut même un petit rire. Décidément, à part ses activités, cette femme lui correspondait en tous points. Elle lui posait un cas de conscience : Devait-il la laisser continuer, ou faire son travail ?
Ils échangèrent un dernier baiser, puis il monta dans la navette pour l'aéroport, et elle resta sur le trottoir, son avion ne partant que le soir. Pendant le trajet, il admira une dernière fois le paysage, le soleil, et sourit, satisfait de son bronzage. C'est à ce moment là qu'il réalisa que même après une semaine de plage et de soleil, "Laure" n'avait pas pris de couleurs. Il se souvint qu'elle était toujours aussi pâle, quand il l'avait laissé sur le trottoir. En repensant à elle, des larmes vinrent perler au coin de son oeil. C'était idiot, tout les séparait, il était policier, elle violait la loi, et pourtant, il l'aimait.
Pendant tout le voyage du retour, il ne cessa de penser à elle. Une fois rentré chez lui, une fois qu'il eut repris son travail, il repensa souvent à elle, parfois en plein travail, et même une fois au milieu d'un interrogatoire, son "client" éludant les réponses de la même manière. Il avait beau tenter de se faire une raison, tenter de l'oublier, rien n'y faisait. Il pensait à elle, et espérait contre toute logique qu'elle tiendrait sa promesse.
Il avait des insomnies, il pensait à elle au lieu de dormir. Il se fit prescrire des tranquilisants, des soporifiques, mais il continuait à penser à elle. Il perdit petit à petit goût à la vie, ne trouvant aucun intérêt dans son quotidien sans elle. Un soir de déprime, il avala tous ses médicaments d'un coup. Il commençait à en sentir l'effet quand il entendit la porte s'ouvrir. Il aurait pourtant juré l'avoir vérouillée. Mais quelle importance, maintenant ? Il s'étendit sur son lit, alors que sa vision commençait à se troubler, et entendit l'escalier en bois craquer sous des pas. Quelqu'un montait.
La porte s'ouvrit, et il réussit à reconnaitre Laure, malgré sa vision floue. Il faut dire que, habillée tout en noir, et avec son visage si blanc, elle ne ressemblait à aucune autre. Il articula, la voix pâteuse :
- Alors, tu es... revenue ?
- Oui, comme je te l'avais dit.
Il eut un ricanement nerveux.
- C'est un peu tard... pour moi. J'aimerais... j'aimerais que tu m'embrasses... une dernière fois.
- Désolée, jamais pendant le service.
C'est à ce moment-là qu'il remarqua qu'elle tenait un objet long, dans les mains, avec quelque chose de brillant au bout. En un effort surhumain, motivé par sa curiosité maladive, il focalisa son regard sur l'objet, et réussit à identifier une faux. Elle suivit son regard :
- Ah, ca ? Oui, c'est encombrant, mais... moi aussi, j'ai une tenue réglementaire.
Elle releva son capuchon, et ajouta :
- Rien de personnel.
Ce furent les derniers mots qu'il entendit.